Les "leçons" du professeur Aghion
- Arnaud Saint-Martin
- 4 nov.
- 4 min de lecture
#Positions Que ne faut-il pas lire et entendre… L’économiste et professeur au Collège de France Philippe Aghion, l’homme qui murmurait naguère à l’oreille du président Macron, qui lui inspira son programme économique néolibéral « EM ! » dont les résultats sont tellement probants, Philippe Aghion donc est désormais « Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel », et ça lui permet de décupler sa force expressive dans l’espace public et médiatique. Pas un jour sans qu’il ne distille ses leçons de sagesse économique avec un aplomb déconcertant. Des tribunes par ici, des interviews sur les plateaux télé par là, des conférences partout et tout le temps : expert en tout, définitif et auto-autorisé, multi-capé, au sommet de la gloire scientifique, star académique. Encore ce matin sur les ondes de France Culture, interviewé avec la complaisance habituelle de mon ex-collègue Guillaume Erner, ce fut un festival de propos définitifs et de recettes sur l’innovation qui sauve le monde, la croissance inclusive et la rupture.
Je n’ai pas lu à fond son œuvre, qui s’appuie lourdement sur celle, autrement plus novatrice, de Joseph Schumpeter. Ce n’est pas l’homo academicus qui m’intrigue, et qui me crispe pour tout dire, mais bien plutôt l’oracle qui fait la pluie et le beau temps. Qui distribue les bons et mauvais points. C’est quand même extraordinaire : le « prix Nobel » a ceci de magique qu’il transforme n’importe quelle platitude énoncée par un récipiendaire en profonde vérité. On y est à fond ici. Et attention, quand le Grand Professeur Aghion descend de l’Olympe, il faut écouter pieusement. Monsieur a des exigences.
Exemple : le 28 octobre dernier, la commission des Affaires économiques de l’Assemblée l’a « auditionné ». L’expérience fut visiblement mitigée pour lui : « Certains députés m’ont atterré, a-t-il confié. J’ai eu des bonnes et des mauvaises surprises, mais c’est vrai que j’ai été atterré par le niveau intellectuel et économique de certains députés. Ils ne s’informent pas et ne lisent pas. D’autres font leur travail sérieusement. » (https://www.lefigaro.fr/.../budget-2026-le-prix-nobel...) On devine à peine de qui il s’agit ! Mon camarade François Piquemal, non sans malice, l’a gentiment bousculé (https://www.facebook.com/reel/808907601939734), et a bien fait de procéder ainsi. Il l’a fait, comme les autres collègues, en maximisant le temps de parole qui nous est imposé en commission – 2 minutes, et pas une seconde de plus. Eh oui, Monsieur le Grand Professeur, on n’est pas au Collège, ça n’est pas un séminaire d’économie « grand angle » dans l’amphi Marguerite de Navarre. Eh oui, en effet, il est bon de rappeler que cette théorie si subtile et sophistiquée s’est pris un mur : celui du réel. Ses évaluations très défavorables de la taxe Zucman, qu’il juge « irréaliste » en ce qu’elle risquerait de transformer la France en « prison fiscale » (sic), sont à relativiser. De même que son optimisme à toute épreuve s’agissant de la croissance tirée par les hautes technologies, l’IA notamment. Le pire, le plus agaçant, c’est la mise en équivalence qu’il fait du RN et de LFI, et en particulier sur le plan des propositions économiques : un contresens majeur qui en dit long sur sa paresse intellectuelle, ou sur ses biais idéologiques. Mais vous comprenez, tout ce qui sort de sa bouche est à présent chargé du lourd symbole du Nobel. Il ne faut pas se laisser impressionner pour autant !
« Macron sait que je suis son ami, que je veux être utile et que je ne brigue absolument rien, confiait-il avec une sincérité douteuse dans un portrait pour Libération en juillet 2018. Moi, ce qui m'intéresse, c’est le pouvoir des idées, pas le pouvoir tout court. » Aghion, et tant d’autres, c’est la figure du savant de cour qui cherche à influer, avec insistance, quoi qu’il en coûte. Qui jubile lorsqu’il se sent écouté et célébré dans les cercles confinés du pouvoir. C’est le savant qui n’a jamais cessé de faire de la politique, mais la pratique sans les coups de la politique, en surjouant l’autorité cognitive du Grand Professeur. C’est l’économiste roi qui se la raconte à fond maintenant qu’il marche sur l’eau par la force symbolique d’un « prix Nobel ».
À nouveau : il ne faut pas se laisser impressionner par les verdicts et leçons de maintien. Nous aussi, nous pouvons compter sur des économistes sérieux, compétents et scientifiquement crédibles, des collègues autrement moins arrogants et ouverts à la critique. Certain·es, très actifs au sein du département d’économie de l’Institut La Boétie placé sous la responsabilité scientifique d’Aurélie Trouvé et Éric Berr (https://institutlaboetie.fr/nos-departements/economie). Les économistes de et/ou proches de l’ILB viennent d’ailleurs de publier une très bonne tribune, dans laquelle elles et ils point les failles et bais d’Aghion, et l’invitent cordialement à en débattre sur des bases scientifiques (https://institutlaboetie.fr/tribune-quand-philippe-aghion..., 20 octobre 2025). À ma connaissance, il n’a pas répondu favorablement à cette invitation polie, occupé qu’il est à raconter sa vie et à répondre à des interviews sans réelle contradiction.
Hélas, vu la complaisance des médias dominants et des passe-plat de la vie-intellectuelle-mondaine-parisienne, on n’en a pas fini de subir les leçons du Professeur Aghion. Qu’il faut prendre pour ce qu’elles sont, donc : des sophismes contestables.